Alain Le GoffLa parole est un cheval qui galope sur l’envers du monde, les êtres qui l’habitent semblent faits de chair et de sang, mais ils sont autre, ils vivent avec les dragons, les sorcières, les korrigans.
Ils supportent les épreuves mais ils n’ont jamais peur, ils sont coupés en morceaux mais ils reviennent toujours à la vie.
Le conteur les invoque en levant la main et en claquant la langue, ils se lèvent toujours à son appel…..
On croyait les conteurs disparus avec la société rurale qui les portait, réduits au silence par le fracas du siècle et le flot d’images qui recouvrent nos jours et nos nuits. Quand on les évoquait encore, c’était la nostalgie des coins de cheminée et des saveurs anciennes. En un mot, ils étaient morts et bien morts. Pourtant ils reviennent, sans bruit, sans effets de manche ni d’éclat de voix. Tranquilles ! Comme ils l’ont toujours été, discrets mais sûrs de la parole qu’ils portent et qui les porte. Il viennent à nouveau s’asseoir au centre du cercle, dans les cours des manoirs, les salles de spectacles, les chapelles, les cafés, les jardins publics… partout où il peut y avoir un peu de silence pour entendre le monde. C’est sans doute que ce qu’ils racontent est toujours aussi essentiel, c’est sans doute qu’ils sont parmi les derniers à prendre le risque d’une parole nue, qu’ils osent chevaucher à cru le cheval des mots pour de fabuleux voyages immobiles, sans idéologies ni morales, sans contrainte ni retenue, sans autre désir que de « courir » en tous sens le monde des hommes, sans autre guide que leur imaginaire, sans autre bonheur que le plaisir de ceux qui les écoutent. L’urgence de ce temps est peut être bien la « parole »… toutes les paroles qui donnent l’audace de rêver le monde, la force de se tenir debout et le courage de rire de soi-même.